Voyage dans l'Indo-Chine, 1848-1856
Charles-Émile Bouillevaux, 1858
Source: gallica.bnf.fr
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Avec «Voyage dans l’Indochine» publié en 1858, le père Charles Emile Bouillevaux des Missions étrangères est l’auteur du premier écrit publié en Europe sur Angkor. Il séjourna à deux reprises en Indochine de 1848 à 1856 et de 1867 à 1874. En 1850, il fit partie de la mission du Cambodge et résida à Ponhéalu et à Kampot. C’est au mois de décembre de cette même année qu’il visita les ruines d’Angkor, dont il est souvent considéré comme le premier «touriste» ou «découvreur», huit ans avant Henri Mouhot. Les extraits que nous avons choisi de retranscrire offrent une description d'Angkor Vat et d'Angkor Thom puis du trajet qui le conduit à Kampot:
« Pour apprécier la richesse et la civilisation de l’ancien royaume du Cambodge, il faut aller à Angcor, de l’autre côté du grand lac, à un peu plus de deux journées de Battambang.
C’est là seulement qu’on peut avoir une idée exacte de ce qu’a été autrefois le maha nocor Khmer.
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Après avoir quitté la ville actuelle d’Angcor, je marchai, pendant plus d’une lieue, sur un sable brûlant qui mit mes pauvres pieds nus dans un triste état. Enfin, j’arrivai tout-à-coup, au sortir de la forêt, près d’une large chaussée de pierres de taille dont l’entrée était gardée par des lions de fantaisie. En suivant cette chaussée , qui traverse un étang où mangeait et se baignait un troupeau de buffles, je vis çà et là plusieurs petits kiosques en partie détruits; les ruines en révélaient l’ancienne élégance. Je passai plus loin sous deux galeries quadrangulaires assez étroites, couvertes de sculptures, puis je me trouvai devant la pagode proprement dite.
La pagode d’Angcor, assez bien conservée, mérite de figurer à côté de nos plus beaux monuments: c’est la merveille de la péninsule indo-chinoise. Ce temple bouddhique ne ressemble nullement à une église d’Europe. Le principal corps de bâtiment présente un carré parfait; à chaque angle s’élève une belle tour qui se termine en dôme, et, au milieu, se dresse une cinquième tour plus haute que les autres. De grandes galeries dont les murs sont décorés de sculptures réunissent toutes ces tours.
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Quand j’eus visité la pagode, je me dirigeai vers l’ancienne ville, autrefois séjour des rois. Bientôt je franchis les remparts qui subsistent encore et pénétrai dans l’enceinte, en passant sous une porte assez bien conservée. A environ une demi-lieue du mur d’enceinte, je trouvai des ruines immenses qu’on me dit être celles du palais royal. Le genre d’architecture paraît ressembler à celui de la pagode; sur les murs, entièrement sculptés, je vis des combats d’éléphants, des hommes luttant avec la massue et la lance, d’autres tirant de l’arc et trois flèches en partant à la fois. Ces ruines ne sont pas les seules: l’intérieur de l’ancienne ville en est couvert. Tout ce que j’ai remarqué à Angcor me prouve, jusqu’à l’évidence, que le Camboge a été autrefois riche, civilisé et beaucoup plus peuplé qu’il ne l’est actuellement; mais toutes ces richesses ont disparu, cette civilisation est éteinte. Aujourd’hui, une épaisse forêt remplit l’enceinte de l’ancienne capitale et des arbres gigantesques croissent au milieu des palais en ruine.
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La fraîcheur de la nuit m’obligea de regagner le toit de mon hôte. Ce mi prey, qui était un fort brave homme, nous fit un bon accueil. Entre autres choses, il nous offrit, dans un nœud de bambou, de l’eau de palmier à sucre tout nouvellement recueillie de la tige de cet arbre. Ce pauvre Cambogien, fort superstitieux comme tous ses compatriotes, voulait savoir si le coin de la forêt où il avait fixé sa demeure était un lieu propice.
Nous lui dîmes que, la terre paraissant fertile aux environs de son habitation, ce devait être assurément un endroit favorable; mais le bonhomme attendait plus de notre science divinatoire. Néanmoins, nous nous quittâmes le lendemain bons amis.
Je partis d’Angcor le même jour, et, le lendemain, je voguais sur le grand lac. Favorisé par le vent et par le courant, je regagnai en peu de temps la chrétienté de Pinhalu.
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Je restai dans cette chrétienté pendant quelque temps, étudiant la langue cambogienne et aidant à administrer les néophytes d’Annam qui s’y trouvaient; puis je me disposai à partir pour Campot.
Les premiers mois de l’année sont dans ces contrées les plus beaux, les plus agréables: il ne fait point encore très-chaud; il ne pleut pas, et cependant on rencontre assez facilement de l’eau dans les forêts. Plus tard , au mois de mars et au mois d’avril, lorsqu’on voyage par terre, on court le risque de mourir de soif, et les éléphants, très difficiles sur la qualité de l’eau, deviennent furieux s’ils restent plusieurs jours sans boire, comme cela arrive souvent.
Pour mon voyage à Campot, j’achetai deux éléphants mâles. Le plus petit avait deux jolis ivoires; l’autre n’en avait pas: ils valaient tous deux cinq à six cents francs. C’étaient de mauvaises bêtes qui me firent plus d’un tour. Le petit surtout était rusé; il savait fort bien se débarrasser de ses entraves et puis il prenait la clef des champs.
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Ayant fait tous les préparatifs de voyage, je partis avec mes éléphants, leurs deux cornacs et quatre autres chrétiens.
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Le soir, nous campâmes près d’un étang. On mit les entraves aux pieds des éléphants et on leur laissa la liberté de chercher leur nourriture. Mes conducteurs placèrent sur un trépied fait avec du bois vert la marmite de riz et les quelques morceaux de poisson sec dont se composait notre repas. Après le souper, ayant pris une tasse de thé sans sucre, je me promenai longtemps à la clarté de la lune, dont le disque pâle se reflétait dans l’eau du marais voisin. J’allai ensuite me placer dans ma niche d’éléphant, où je ne pouvais pas m’étendre fort à l’aise, parce qu’elle était trop étroite. J’aurais néanmoins dormi assez bien, si le cri du tigre, que j’entendis fort distinctement au milieu de la nuit, n’avait excité en moi une petite appréhension.
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Le lendemain, au point du jour, on alla chercher les éléphants pour les charger et se mettre en route. Le petit s’était échappé; on fut obligé de suivre sa piste. Je campai le jour suivant au bord du Prec-Tenot (rivière des Palmiers à sucre). Cette rivière, qui avait alors à peine quelques pouces d’eau, s’enfle et devient très considérable à l’époque de la saison des pluies. Plus nous approchions de Campot, plus l’eau était rare.
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Nous arrivâmes enfin, non sans encombre.
L’éléphant que je montais, ayant la marche très dure, m’avait mis dans un fort mauvais état. Cet animal est en général une monture fort désagréable: on est ballotté sur son dos comme par le roulis d’un navire. Une fois à Campot, je n’étais pas encore au bout de mes maux, car, n’ayant pas de maison, je fus obligé de chercher un abri sur un grenier à riz.
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Campot est un petit marché situé sur une rivière qui se jette une lieue plus bas dans le golfe de Siam. Les environs de ce marché sont assez pittoresques : d’un côté, de grandes montagnes longeant le rivage de la mer, et, de l’autre, une belle plaine tout en rizières ombragées çà et là de plantations de palmiers à sucre, offrent un coup d’œil très-agréable. La population se compose de Chinois, d’Annamites et de Cambodgiens fort adonnés au jeu et grands fumeurs d’opium.
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Durant mon séjour à Campot, je fis quelques courses pour rompre la monotonie de ma vie. Tantôt, remontant la rivière, je me dirigeais vers les plantations de manguiers, de cocotiers et d’aréquiers; tantôt je descendais jusqu’à la mer et me promenais à marée basse sur un banc de sable. Entre l’île de Cotroll ou Phu-Quoc et le continent, la vue s’étend sur la pleine mer: on voit mourir dans le lointain les vagues blanchissantes du golfe de Siam; au-delà, les montagnes de cette île bornent l’horizon.»