Un pèlerin d'Angkor, Pierre Loti, 1911
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"Un pèlerin d'Angkor" relate le voyage que fait Pierre Loti en novembre 1901, réalisant son rêve d’enfance, quand, grâce aux illustrations d'une revue coloniale, il rêvait déjà de voir du «fond des forêts du Siam, l'étoile du soir se lever sur les ruines de la mystérieuse Angkor». Le récit de Pierre Loti retranscrit ce périple de Phnom-Penh jusqu'à Angkor, décrivant ses impressions face à ce qu'il découvre, Angkor Vat biensûr, mais aussi Angkor Thom et le Bayon, la forêt... Puissamment évocateur, cet ouvrage donnera à de nombreux français le goût de l'exotisme et l'envie de rejoindre l'Indochine. En voici quelques extraits centrés sur le voyage depuis Phnom-Penh jusqu'à la découverte d'Angkor par l'écrivain voyageur:
« Mardi, 26 novembre 1901.
A l'écart, sur la rive du fleuve, les vastes quartiers du roi s'étendent, environnés de silence; avec leurs préaux dénudés, ils forment comme une sorte de clairière au milieu de ce pays, à côté de cette ville que les arbres envahissent, et les chemins de terre rougeâtre qui les entourent sont criblés de larges empreintes par la promenade quotidienne des éléphants.
(...)
A trois heures de l'après-midi, je fais appareiller pour continuer mon voyage vers les ruines d'Angkor, en remontant le cours du Mékong. Aussitôt disparaît Phnom-Penh. Et la grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux rideaux profonds, en même temps que se révèle, partout alentour, une vie animale d'intensité fougueuse.
Jeudi, 28 novembre 1901.
Environ deux heures du matin. Nous sommes réveillés, mais délicieusement et à peine, par une musique lente, douce, jamais entendue et si étrange... Ce n'est ni très loin, ni très près... Des flûtes, des tympanons, des cithares; on dirait aussi des carillons de clochettes, et des gongs argentins rythmant la mélodie en sourdine. En même temps nous percevons que le bruit des rames a fait trêve, que le sampan ne marche plus. Donc, nous voici au terme de notre voyage par eau, et amarrés sans doute contre la rive pour débarquer ensuite au lever du soleil.
(...)
Six heures et demie du matin. Réveil encore, mais pour tout de bon cette fois, car il fait jour; entre les planches qui nous abritent, nous voyons filtrer des rais de lumière rose. La musique n'a pas cessé, toujours douce et pareille, mêlée maintenant à l'aubade sonore des coqs, aux bruits de la vie diurne qui revient.
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Arrivent maintenant mes charrettes à bœufs, commandées depuis hier au chef du district; cinq charrettes, car il n'y a place dans chacune que pour une seule personne, tout contre le dos du cocher. Elles ressemblent à des espèces de mandolines qui seraient posées sur des roues et que l'on aurait attelées par leur long manche, courbé en proue de gondole.Il faut se hâter de partir, afin d'arriver à Angkor avant le midi brûlant. Et le voyage commence en suivant l'étroite rivière par un sentier de sable bordé de roseaux et de fleurs; c'est sous une colonnade de hauts cocotiers d'où retombent des guirlandes de lianes, fleuries en grappes.
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Halte au bout d'une heure à Siem-Reap, presque une ville, mais tout à fait siamoise, avec ses maisonnettes toujours perchées sur pilotis, et sa pagode qui se hérisse de cornes d'or. (...) Après Siem-Reap, nos charrettes à bœufs quittent la rivière, pour tourner dans un autre chemin de sable qui plonge en pleine forêt.
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C'est au bout de deux heures environ de cette course en forêt que la ville fabuleuse tout à coup se révèle à nos yeux, quand déjà nous nous sentions pris par le sommeil, à force de cahots, de bercement et de chaleur. Devant nous voici de l'espace libre qui se développe: un marais envahi par les herbes et les nénuphars; puis toute une vaste coupée, pour nous dégager enfin de ces bois où nous cheminions enfermés. Et plus loin, au delà de ces eaux stagnantes, voici des tours ayant forme de tiare, des tours en pierre grise, de prodigieuses tours mortes qui se profilent sur le ciel pâli de lumière! Oh! je les reconnais tout de suite, ce sont bien celles de la vieille image qui m'avait tant troublé jadis, un soir d'avril, dans mon musée d'enfant... Donc, je suis en présence de la mystérieuse Angkor!
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Quand nous sommes au pied même des écrasantes masses de pierres sculptées, des terrasses, des escaliers, des tours qui pointent dans le ciel, nous rencontrons le village d'où montent ces prières chantées: parmi quelques hauts palmiers frêles, des maisonnettes sur pilotis, en bois et en nattes, très légères, avec d'élégantes petites fenêtres festonnées, qui se garnissent aussitôt de têtes curieuses, pour nous voir venir. Ce sont des personnages au crâne rasé, tous uniformément vêtus d'une robe couleur citron et d'une draperie couleur orange. Ils chantent à demi-voix et nous regardent sans interrompre leur litanie tranquille.
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Ils nous offrent comme gîte le grand abri qui sert aux fidèles pendant les pèlerinages: c'est, sur pilotis comme leurs maisons, un plancher à claire-voie et une toiture de chaume que supportent des colonnes en bois rougeâtre.
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Nous campons là sur des nattes, derrière nos mousselines hâtivement tendues, heureux de pouvoir enfin nous allonger, à cinq ou six pieds au-dessus de la terre où rampent les serpents, heureux de sentir nos têtes protégées par un vrai toit, qui donne, sinon de la fraîcheur, du moins de l'ombre épaisse.
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A travers la mousseline comme à travers une brume, nous continuons de voir, tout près, tout près, les énormes soubassements du temple, dont nous devinons les tours se perdant là-haut, dans de l'incandescence blanche. La lourdeur et le mystère de ces grandes ruines qui emplissent la moitié du ciel, m'inquiètent davantage à mesure que mes yeux se ferment; et c'est seulement lorsque le sommeil est près de me faire sombrer dans l'inconscience que je reconnais bien comme accompli mon souhait de jadis, que je me sens tout à fait arrivé à Angkor...
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Trois heures et demie, l'instant où chacun s'éveille ici, après l'accablement diurne. Sous le plancher à claire-voie, j'entends les bœufs qui se relèvent, les bouviers qui recommencent à parler. Les mouches bourdonnent en crescendo et les bonzes psalmodient plus fort. Toute la voûte resplendit, pâlement bleue, au-dessus des énormes tours. Sans doute l'arrosage tropical va faire trêve encore pour ce soir. Que l'on attelle donc à nouveau les charrettes: au lieu d'entrer dans le temple, j'irai plutôt voir la ville, là-bas sous le suaire des arbres.
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Nous cheminions depuis une heure à travers la futaie ininterrompue, parmi les fleurs étranges, quand enfin les remparts de la ville se dressent devant nous, toujours en pleine nuit verte, sous l'enlacement des ramures. Ils étaient défendus jadis par des fossés de cent mètres de large, que la terre et les feuilles mortes achèvent de combler, et ils avaient plus de quatre lieues de pourtour. On croirait à présent des rochers, tant ils sont hauts et frustes, déformés par le travail patient des racines, envahis par les broussailles et les fougères. Et la «Porte de la Victoire», sous laquelle nous allons passer, on dirait, au premier aspect, l'entrée d'une caverne frangée de lianes...
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Au delà de cette porte, couronnée de sombres visages, nous pénétrons dans ce qui fut la ville immense. Il faut le savoir car, à l'intérieur des murailles, la forêt se prolonge, aussi ombreuse, aussi serrée, éployant aussi haut ses ramures séculaires. Nous quittons là nos charrettes pour nous avancer à pied par des sentiers à peine tracés, des foulées de bête fauve; comme guide, j'ai mon interprète cambodgien, qui est un familier des ruines; à sa suite, nos pas s'étouffent dans l'herbe, et nous n'entendons que le glissement discret des serpents, la fuite légère des singes.
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La forêt, toujours la forêt, et toujours son ombre, son oppression souveraine. On la sent hostile, meurtrière, couvant de la fièvre et de la mort; à la fin, on voudrait s'en évader, elle emprisonne, elle épouvante... Et puis, les rares oiseaux qui chantaient viennent de faire silence, et qu'est-ce que c'est que cette obscurité soudaine? Il n'est pas l'heure cependant; il doit y avoir autre chose que l'épaisseur des verdures, là-haut, pour rendre les sentiers si sombres... Ah! un tambourinement général sur les feuillées, une averse diluvienne! Au-dessus des arbres, nous n'avions pas vu que tout à coup le ciel devenait noir. L'eau ruisselle, se déverse à torrents sur nos têtes; vite, réfugions-nous là-bas, près d'un grand Bouddha songeur, à l'abri de son toit de chaume.
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Quand le déluge enfin s'apaise, il serait temps de sortir de la forêt pour ne pas s'y laisser surprendre par la nuit. Mais nous étions presque arrivés au Bayon, le sanctuaire le plus ancien d'Angkor et célèbre par ses tours aux quatre visages; à travers la futaie semi-obscure, on l'aperçoit d'ici, comme un chaos de rochers.
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Tout de même, avant de m'éloigner, je lève la tête vers ces tours qui me surplombent, noyées de verdure, et je frémis tout à coup d'une peur inconnue en apercevant un grand sourire figé qui tombe d'en haut sur moi,... et puis un autre sourire encore, là-bas sur un autre pan de muraille,... et puis trois, et puis cinq, et puis dix; il y en a partout, et j'étais surveillé de toutes parts... Les « tours à quatre visages! »
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Nos bœufs trottent bon train pour le retour, comme devinant qu'il faut sortir avant la nuit de cette forêt, mouillée d'eau chaude, qui déjà se fait obscure presque soudainement, sans crépuscule.
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Quand je retrouve enfin l'air libre, devant les larges fossés de nénuphars, à l'entrée du pont cyclopéen, le ciel déblayé a repris une limpidité de cristal, et c'est l'instant où commencent à palpiter les étoiles. Au bout de la clairière réapparue, les tours du temple d'Angkor-Vat se dressent très haut; elles ne sont plus, comme à midi, pâlies par un excès de soleil, presque nébuleuses; d'une netteté violente, à présent, elles découpent à l'emporte-pièce, sur fond d'or vert, leurs silhouettes de tiares à plusieurs rangs de fleurons, et une grande étoile, l'une des premières allumées, scintille au-dessus, magnifiquement...
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C'est à nuit close, précédé d'un Siamois porteur de torche, que je franchis enfin le seuil de ce temple colossal d'Angkor-Vat. J'avais cependant pris mon parti de n'y commencer mon pèlerinage que demain au lever du jour; mais il est là, si voisin, surplombant presque de sa masse terrible mon logis frêle! Quelques marches de granit à monter et m'y voici, dans une première galerie infiniment longue qui a l'intimidante sonorité des cavernes et qui en avait d'abord le silence, mais qui tout de suite s'emplit de bruissements...
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La torche en passant me révèle, sur les parois d'un gris sombre, une mêlée inextricable de guerriers qui gesticulent avec fureur; tout le long du chemin, un bas-relief ininterrompu déroule à perte de vue des batailles, des combattants par milliers, des éléphants caparaçonnés, des monstres, des chars de guerre...
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Oh! les adorables créatures inscrites çà et là aux parois, sans doute pour reposer les yeux de la longue bataille : un lotus à la main, elles se tiennent deux par deux, ou trois par trois, calmes et souriantes sous leurs tiares archaïques. Et ce sont les Apsâras divines des théogonies hindoues. Avec amour, les artistes d'autrefois ont ciselé et poli leurs gorges de Vierges... Qui dira ce qu'est devenue la cendre des belles sur qui furent copiés ces torses parfaits?...
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Éveillé à l'aube, par le crescendo matinal des psalmodies. Il y a eu tant d'humidité, tant de rosée que, malgré le toit de chaume, tout est mouillé autour de moi et sur moi, comme après une averse. A la quasi-fraîcheur de l'extrême matin, je monte à nouveau les premiers degrés du temple entre les rampes frustes, rongées par les pluies des siècles.
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Pour éclairer le déploiement du bas-relief, qui couvre toute la paroi intérieure de la galerie, des fenêtres de distance en distance ouvrent sur le bocage d'alentour, donnant une lumière atténuée que verdissent les feuillages et les palmes. Très somptueuses fenêtres d'ailleurs: elles s'encadrent de si délicates ciselures que l'on croirait des dentelles plaquées sur la pierre, et elles ont des barreaux annelés qui semblent des colonnettes de bois, précieusement travaillées au tour, mais qui sont en grès, comme le reste des murailles.
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Le barattement de la mer de lait occupe à lui seul un panneau de plus de cinquante mètres de long. Viennent ensuite les batailles des démons et des dieux, ou celles des singes contre les mauvais esprits de l'île de Ceylan qui avaient enlevé à Rama la belle Sita son épouse.
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Cependant me voici sur la première des trois plates-formes. Et là se dresse devant moi le second étage, d'une hauteur double de celle du premier, m'offrant des escaliers plus abrupts, plus gardés par des sourires ou des rictus de pierre.
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Seconde plate-forme entourée comme la première de son cloître aux façades aussi ouvragées que les plus patientes broderies. Là, on aurait le droit de se croire presque arrivé; mais voici que le troisième étage surgit, d'une hauteur double de celle du second, et le monumental escalier qui y mène, avec ses marches usées où l'herbe pousse, est raide à donner le vertige; les dieux sans doute veulent se faire plus inaccessibles à mesure que l'on essaie de s'en rapprocher. Vraiment on dirait que le temple grandit, s'allonge, s'étire vers le ciel obscur, et c'est un peu comme dans ces rêves fatigants où l'on s'acharne vers un but qui s'enfuit...
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Troisième plate-forme carrée, ayant de même son cloître de bordure, aux façades ciselées plus magnifiquement encore. En haut-relief sur les murailles, toujours les Apsâras qui se tiennent par groupes, m'accueillant avec des sourires de moquerie discrète, les yeux à demi clos.
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La pluie! Quelques premières gouttes, étonnamment larges et pesantes, pour avertir. Et puis, tout de suite, le tambourinement général sur les feuilles, des torrents d'eau qui s'abattent en fureur.
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Le soir, quand je remonte au temple, après avoir dormi en bas, à ses pieds, dans le hangar des pèlerins, pendant les heures trop brûlantes, le soir, on n'imaginerait jamais qu'il a plu à torrents toute la matinée. Au ciel, c'est une splendeur bleue que l'on croirait immuable; la terre a eu vite fait de boire l'eau surabondante; le soleil torride a séché les arbres de la forêt et les verdures qui s'accrochent aux ruines.
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Mais un soleil de feu darde sur le dernier escalier, deux fois plus haut que le précédent, et le plus raide de tous, celui qui mène à la plate-forme extrême et paraît grimper au ciel. En vérité, ce doublement progressif des hauteurs, d'un étage à l'autre, est une trouvaille architecturale pour agrandir le temple par une illusion à laquelle on n'échappe pas; je l'éprouve ce soir, de même que je l'avais éprouvée ce matin sous les nuages sombres: c'est comme si la demeure des dieux, à mesure que l'on s'approche, vous fuyait en s'élevant dans les airs. Elle est voulue aussi, et très habilement religieuse, cette décroissance successive de la décoration intérieure, plus on avance vers le Saint des Saints; j'avais déjà remarqué l'emploi de moyens pareils dans des temples brahmaniques de l'Inde, en particulier dans ceux d'Ellora, où, après une débauche de sculptures le long des galeries basses, on finit par trouver le symbole suprême au fond d'une salle farouche aux parois grossières et nues; le lieu que le Divin habite ne devant plus rien contenir qui puisse détourner les visiteurs de l'adoration et de l'effroi.
Samedi, 30 novembre 1901.
Il y a eu déluge encore cette nuit de deux heures à quatre heures du matin et, bien que le chaume du toit nous ait fidèlement garantis, l'air est si imprégné d'eau que nous nous éveillons mouillés comme par l'averse même. Cependant le jour se lève dans une pure splendeur; le ciel tout bleu ne se souvient plus de rien. Je fais donc atteler nos sautillantes petites charrettes, pour retourner dans la forêt et visiter ce temple du Bayon, que je n'ai fait qu'entrevoir avant-hier sous le pluvieux crépuscule. Au bout d'une heure à peu près, la muraille à créneaux de la ténébreuse ville d'Angkor-Thôm est là devant nous, sans que la voûte des arbres en soit interrompue, et nous mettons pied à terre, toujours dans la nuit verte, devant cette Porte de la Victoire au-dessus de laquelle sourit un colossal visage humain à chevelure de lianes. Les remparts franchis, c'est par les sentiers plus vagues, à travers la brousse plus épaisse, que nous continuons de nous avancer. Une demi-heure de marche environ, dans cette forêt semée de débris, qui est le linceul d'une ville et où chaque pierre porte la trace d'une antique sculpture, où des cailloux que l'on ramasse dans l'herbe représentent un masque humain. Et puis nous voici en présence d'un informe amas de rochers, d'une sorte de montagne sur laquelle les figuiers des ruines déploient superbement leurs grands parasols verts: c'est là.
(...)
C'était comme une végétation de pierre qui aurait jailli du sol, trop impétueuse et trop touffue: cinquante tours de taille différente qui s'étageaient, cinquante pommes de pin fantastiques, groupées en faisceau sur un socle grand comme une ville, accolées presque les unes aux autres et faisant cortège à une tour centrale plus géante, de soixante ou soixante-dix mètres, qui les dominait, la tête fleurie d'un lotus d'or. Et, du haut de l'air, ces quatre visages, qu'elles avaient chacune, regardaient aux quatre points cardinaux, regardaient partout, entre les pareilles paupières baissées, avec la même expression d'ironique pitié, le même sourire; ils affirmaient, ils répétaient d'une façon obsédante l'omniprésence du dieu d'Angkor. Des différents points de l'immense ville, on ne cessait de voir ces figures aériennes, les unes de face, les autres de profil ou de trois quarts, tantôt sombres sous les ciels bas chargés de pluie, tantôt ardentes comme du fer rouge quand se couchait le soleil torride, ou bien bleuâtres et spectrales par les nuits de lune, mais toujours là et toujours dominatrices. »