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Angkor Vat vu par Henri Mouhot

Henri-Mouhot-Cambodge-Angkor
Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l'Indo-Chine.
Henri Mouhot, 1868

Après avoir enseigné le français à Saint-Pétersbourg et parcouru la Russie, l'explorateur et naturaliste Henri Mouhot embarque à Londres en 1858  pour explorer le cours inférieur du Mékong et la péninsule indochinoise: les royaumes de Siam, de Laos et de Cambodge. Le 23 décembre, il quitte Bangkok et traverse le golfe de Siam jusqu'à Kampot, seul port du Cambodge à cette époque. Puis il gagne Udong, d'où il explore des territoires isolés, peuplés de tribus dont il étudie les mœurs. Ensuite, il se dirige vers l’ouest du pays, pour y découvrir Angkor, huit ans après Charles Bouillevaux. 

C'est en janvier 1860 qu'il découvre, fasciné, les ruines de l'ancienne capitale du grand empire khmer. Il en fait un récit publié par La revue Le Tour du Monde sous la forme d'un feuilleton qui enflamme l'imagination des lecteurs. Sept ans après sa mort au Laos, la publication en 1868 de ses carnets de route: Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos et autres parties centrales de l'Indo-Chine, va alimenter la fièvre pour le Cambodge qui gagne Paris et contribuer à populariser Angkor Vat dans le monde occidental. Impressionné au plus haut pointvoici la description passionnée que livre Henri Mouhot:

« Nokhor ou Ongkor était la capitale de l'ancien royaume du Cambodge, si fameux autrefois parmi les grands États de l'IndoChine que la seule tradition encore vivante dans le pays rapporte qu'il comptait cent vingt rois tributaires, une armée de cinq millions de soldats, et que les bâtiments du trésor royal couvraient à eux seuls un espace de plusieurs lieues.
Dans la province qui a conservé le même nom et qui est située à l'est du grand lac Tonle Sap, se trouvent des ruines si imposantes, fruit d'un travail tellement prodigieux, qu'à leur aspect on est saisi de la plus profonde admiration, et que l'on se demande ce qu'est devenu le peuple puissant, civilisé et éclairé, auquel on pourrait attribuer ces couvres gigantesques.
(...)

Un travail de géants! L'expression certainement serait juste si on l'employait au figuré pour parler de ces travaux prodigieux dont la vue seule peut donner une juste idée, et dans lesquels la patience, la force et le génie de l'homme semblent s'être surpassés, afin de confondre l'imagination et laisser des preuves de leur puissance aux générations futures.
(...)
Enfin, après trois heures de marche dans un sentier couvert d'un lit profond de poussière et de sable fin qui traverse une forêt touffue, nous débouchâmes tout à coup sur une belle esplanade pavée d'immenses pierres bien jointes les unes aux autres, bordée de beaux escaliers qui en occupent toute la largeur et ayant à chacun de ses quatre angles deux lions sculptés dans le granit. 
Quatre larges escaliers donnent accès sur cette plateforme. 
De l'escalier nord, qui fait face à l'entrée principale, on longe pour se rendre à cette dernière une chaussée longue de deux cent trente mètres, large de neuf, couverte ou pavée de larges pierre de grès et soutenue par des murailles excessivement épaisses. 
Cette chaussée traverse un fossé d'une grande largeur qui entoure le bâtiment, et dont le revêtement, qui a trois mètres de hauteur sur un mètre d'épaisseur, est aussi formé de blocs de concrétions ferrugineuses, à l'exception du dernier rang, qui est en grès, et dont chaque pierre a l'épaisseur de la muraille.
Epuisés par la chaleur et une marche pénible dans un sable mouvant, nous nous disposions à nous reposer à l'ombre des grands arbres qui ombragent l'esplanade, lorsque, jetant les yeux du côté de l'est, je restai frappé de surprise et d'admiration.

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Au-delà d'un large espace dégagé de toute végétation forestière s'élève, s'étend une immense colonnade surmontée d'un faîte voûté et couronnée de cinq hautes tours. La plus grande surmonte l'entrée, les quatre autres les angles de l'édifice; mais toutes sont percées, à leur base, en manière d'arcs triomphaux. 
(...)
Nous mîmes une journée entière à parcourir ces lieux, et nous marchions de merveille en merveille, dans un état d'extase toujours croissant.
Ah! que n'ai-je été doué de la plume d'un Chateaubriand ou d'un Lamartine, ou du pinceau d'un Claude Lorrain, pour faire connaître aux amis des arts combien sont belles et grandioses ces ruines peut-être incomparables, seuls vestiges d'un peuple qui n'est plus et dont le nom même, comme celui des grands hommes, artistes et souverains qui l'ont illustré, restera probablement toujours enfoui sous la poussière et les décombres.
J'ai déjà dit qu'une chaussée traversant un large fossé revêtu d'un mur de soutènement très épais conduit à la colonnade, qui n'est qu'une entrée, mais une entrée digue du grand temple. De près, la beauté, le fini et la grandeur des détails l'emportent de beaucoup encore sur l'effet gracieux du tableau vu de loin et sur celui de ses lignes imposantes. 
Au lieu d'une déception, à mesure que l'on approche, on éprouve une admiration et un plaisir plus profonds. Ce sont tout d'abord de belles et hautes colonnes carrées, tout d'une seule pièce; des portiques, des chapiteaux, des toits arrondis en coupoles; le tout construit en gros blocs admirablement polis. taillés et sculptés.
A la vue de ce temple, l'esprit se sent écrasé, l'imagination surpassée; on regarde, on admire, et, saisi de respect, on reste silencieux; car où trouver des paroles pour louer une oeuvre architecturale qui n'a peut-être pas, qui n'a peut-être jamais eu son équivalent sur le globe. 

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Qui nous dira le nom de ce Michel-Ange de l'orient qui a conçu une pareille oeuvre, en a coordonné toutes les parties avec l'art le plus admirable, en a surveillé l'exécution de la base au faîte, harmonisant l'infini et la variété des détails avec la grandeur de l'ensemble et qui, non content encore, a semblé chercher partout des difficultés pour avoir la gloire de les surmonter et de confondre l'entendement des générations à venir! 
Par quelle force mécanique a-t-il soulevé ce nombre prodigieux de blocs énormes jusqu'aux parties les plus élevées de l'édifice, après les avoir tirés de montagnes éloignées, les avoir polis et sculptés?
(...)
Ce monument, ainsi qu'on peut le voir par le plan général, qui en donnera une idée plus claire que la description technique la plus détaillée, se compose de deux carrés de galeries concentriques et traversées à angle droit par des avenues aboutissait à un pavillon central, couronnement de l'édifice, saint des saints, pour lequel l'architecte religieux semble avoir réservé les détails les plus exquis de son ornementation. Dans ce tabernacle, une statue de Bouddha, présent du roi actuel de Siam, trône encore, desservie par de pauvres talapoins dispersés dans la forêt voisine, et attire de loin en loin à ses pieds quelques fidèles pèlerins. Mais que sont ces dévotions comparées aux solennités d'autrefois, alors que les princes et rois de l'extrême-orient venaient en personne rendre hommage à la divinité tutélaire d'un puissant empire; que des milliers de prêtres couvraient de leurs processions les gradins et les terrasses de ce temple immense; que du haut de ses vingt- quatre coupoles le son des cloches répondait au carillon des innombrables pagodes de la capitale voisine; de cette Ongkor la Grande, dont l'enceinte de quarante kilomètres de pourtour a pu, certes, contenir autant d'habitants que les plus peuplées métropoles de l'occident ancien ou moderne! »

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