Un barrage contre le Pacifique, Marguerite duras |
« Les barrages de la mère dans la plaine, c'était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours. C'était la grande rigolade du grand malheur. C'était terrible et c'était marrant. Ça dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l'air, ces barrages, d'un seul coup d'un seul, du côté des crabes qui en avaient fait des passoires, ou au contraire, du côté de ceux qui avaient mis six mois à les construire dans l'oubli total des méfaits pourtant certains de la mer et des crabes. »
Un barrage contre la Pacifique, Marguerite Duras
En 1928, une institutrice veuve, Madame Donnadieu, mère de Marguerite Duras, achète une terre au sud du Cambodge dans le district de Prey Nup, une immense plaine qui se transforme en marécages puis en mangroves en bordure de l'océan. Mais elle est trompée par un fonctionnaire de l'administration coloniale peu scrupuleux qui lui attribue des terres incultivables, inondées 6 mois de l'année par les hautes marées. Elle lutte en vain contre la mer, entreprend des aménagements coûteux mais inefficaces... avant de sombrer, ruinée, dans une dépression nerveuse.
Cet épisode marquera profondément Marguerite Duras, lui inspirant "Un barrage contre le Pacifique", le roman qui la révèlera en 1950. L'histoire se déroule dans le sud de l'Indochine française. Une veuve vit avec ses deux enfants dans la plaine marécageuse de Ream. Elle a économisé dix ans pour se voir attribuer cette concession incultivable et refuse de s'avouer vaincue. Le roman raconte le rêve insensé de la mère, animée par un désir de justice, et de revanche aussi contre l'administration. Il témoigne également, plus largement, des événements et de la vie dans cette région à cette époque, de la construction de la route d'accès au Bokor à la culture du poivre de Kampot par les Chinois
« Tous les hommes des villages voisins de la concession auprès desquels la mère avait délégué le caporal étaient venus. Et après les avoir rassemblés aux abords du bungalow, la mère leur avait expliqué ce qu'elle voulait d'eux.
- Si vous le voulez, nous pouvons gagner des centaines d'hectares de rizières et cela sans aucune aide des chiens du cadastre. Nous allons faire des barrages. Deux sortes de barrages: les uns parallèles à la mer, les autres, etc.
Les paysans s'étaient un peu étonnés. D'abord parce que depuis des millénaires que la mer envahissait la plaine ils s'y étaient à ce point habitués qu'ils n'auraient jamais imaginé qu'on pût l'empêcher de le faire. Ensuite parce que leur misère leur avait donné l'habitude d'une passivité qui était leur seule défense devant leurs enfants morts de faim ou leurs récoltes brûlées par le sel. Ils étaient revenus pourtant trois jours de suite et toujours en plus grand nombre. La mère leur avait expliqué comment elle envisageait de construire ces barrages.
(...)
(...)
Et pourtant la mère n'avait consulté aucun technicien pour savoir si la construction des barrages serait efficace. Elle le croyait. Elle en était sûre. Elle agissait toujours ainsi, obéissant à des évidences et à une logique dont elle ne laissait rien partager à personne. Le fait que les paysans aient cru ce qu'elle leur disait l'affermit encore dans la certitude qu'elle avait trouvé exactement ce qu'il fallait faire pour changer la vie de la plaine. Des centaines d'hectares de rizières seraient soustraits aux marées. Tous seraient riches, ou presque. Les enfants ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait les barrages et desservirait les terres libérées.
Une fois les rondins achetés il se passa trois mois pendant lesquels il fallut attendre que la mer fût complètement retirée, et la terre assez sèche pour commencer les travaux de terrassement.
C'est pendant cette période d'attente que la mère avait vécu l'espoir de sa vie. Toutes ses nuits elle les passa alors à rédiger et à améliorer la rédaction des conditions de la future participation des paysans à l'exploitation des cinq cents hectares prochainement cultivables. (...)
Le soir, parfois, la mère faisait distribuer de la quinine et du tabac aux paysans et à cette occasion elle leur parlait des changements prochains de leur existence. Ils riaient avec elle, à l'avance, de la tête que feraient les agents cadastraux devant les récoltes fabuleuses qu'ils auraient bientôt. Point par point elle leur racontait son histoire et leur parlait longuement de l'organisation du marché des concessions. Pour mieux encore soutenir leur élan, elle leur expliquait aussi comment les expropriations, dont beaucoup avaient été victimes au profit des poivriers chinois, étaient elles aussi explicables par l'ignominie des agents de Kam. Elle leur parlait dans l'enthousiasme, ne pouvant résister à la tentation de leur faire partager sa récente initiation et sa compréhension maintenant parfaite de la technique concussionnaire des agents de Kam. Elle se libérait enfin de tout un passé d'illusions et d'ignorance et c'était comme si elle avait découvert un nouveau langage, une nouvelle culture, elle ne pouvait se rassasier d'en parler. Des chiens, disait-elle, ce sont des chiens. Et les barrages, c'était la revanche. Les paysans riaient de plaisir.
(...)
Puis, en juillet, la mer était montée comme d'habitude à l'assaut de la plaine. Les barrages n'étaient pas assez puissants. Ils avaient été rongés par les crabes nains des rizières. En une nuit, ils s'effondrèrent. »
Après avoir vu son rêve s'évanouir, la mère perd espoir et commence à sombrer dans la folie. Ce roman dresse un portrait de la société coloniale au sud du Cambodge dans les années 30. Il décrit la difficulté de la vie de ceux qu'on a appelés les "petits blancs", attirés dans les colonies par les promesses d'un avenir meilleur. Il dénonce également une administration corrompue, des fonctionnaires malhonnêtes qui ne vivent que de pots de vin, à l'image de cet agent du cadastre qui n'hésite pas à escroquer une veuve seule avec ses deux enfants.
Aujourd'hui, le rêve de madame Donnadieu est devenu réalité grâce un système de digues, de vannes et de canaux, permettant de réguler l'irrigation et de bloquer l'eau salée lors des fortes marées. Initié à la fin des années 90 et développé par l'agence française de développement, le projet est géré localement par une communauté d'usagers dont les redevances financent l'entretien. Il a permis de gagner sur la mer plus de 10000 hectares de polders convertis en rizières, bénéficiant à près de 10000 familles. Comme l'explique le réalisateur Rithy Panh, qui, après René Clément en 1957, a adapté le roman de Marguerite Duras au cinéma, ce qui paraissait insensé était en réalité un projet visionnaire.
Prey Nup aujourd'hui Pêcheurs sur un ouvrage du système |
Après avoir vu son rêve s'évanouir, la mère perd espoir et commence à sombrer dans la folie. Ce roman dresse un portrait de la société coloniale au sud du Cambodge dans les années 30. Il décrit la difficulté de la vie de ceux qu'on a appelés les "petits blancs", attirés dans les colonies par les promesses d'un avenir meilleur. Il dénonce également une administration corrompue, des fonctionnaires malhonnêtes qui ne vivent que de pots de vin, à l'image de cet agent du cadastre qui n'hésite pas à escroquer une veuve seule avec ses deux enfants.
Aujourd'hui, le rêve de madame Donnadieu est devenu réalité grâce un système de digues, de vannes et de canaux, permettant de réguler l'irrigation et de bloquer l'eau salée lors des fortes marées. Initié à la fin des années 90 et développé par l'agence française de développement, le projet est géré localement par une communauté d'usagers dont les redevances financent l'entretien. Il a permis de gagner sur la mer plus de 10000 hectares de polders convertis en rizières, bénéficiant à près de 10000 familles. Comme l'explique le réalisateur Rithy Panh, qui, après René Clément en 1957, a adapté le roman de Marguerite Duras au cinéma, ce qui paraissait insensé était en réalité un projet visionnaire.