C'est dans la presqu'île de Véal Rinh, à l'ouest de la province de Kampot, que subsistent les derniers membres d'une des plus anciennes minorités du Cambodge: les S’aoch. Ils seraient apparentés aux "Chong Khnâng Phnom", peuple des collines habitant le versant sud des Cardamones. Entre eux, ils se désignent d'ailleurs par le terme "Chong" et refusent d'employer le terme "S’aoch", un terme khmer très péjoratif dont ils ont probablement été affublés à une époque lointaine et qui désigne une maladie de la peau. Ce terme est très révélateur du regard porté historiquement par la société khmère sur ce groupe ethnique, comme l'illustre la lecture des témoignages anciens venant de différentes époques, où transparaît constamment une forme de mépris.
Témoignages historiques
On trouve trace du premier témoignage évoquant le peuple Chong dans les "Mémoires sur les coutumes du Cambodge" de Tcheou Ta-Kouan au 13e siècle, un texte dans lequel l'auteur décrit les moeurs qu'il a pu observer lors de son voyage dans l'Empire khmer. Certains passages consacrés aux Chong relatent l'exclusion sociale dont ils sont déjà victimes à cette époque. Les Chong sont ainsi exclusivement cantonnés à la domesticité. Considérés comme impurs et méprisés, ils doivent coucher sous les maisons de leur maître, alors que les relations avec les femmes Chong sont considérées comme dégradantes.
Ces marques de mépris et d'exclusion sociale transparaissent également dans la première description moderne connue des S'aoch, que l'on doit au missionnaire français François Isidore Gagelin en 1830. Ce dernier met l’accent sur leur isolement et la difficulté même à les approcher, de même que leur désintérêt absolu du monde extérieur: l’écriture, la monnaie et la religion chrétienne. Il décrit leur mode de vie rudimentaire, sans qu'il soit cependant vécu avec le sentiment d’un manque par les S'aoch, et fait déjà état d'une population numériquement faible, d'environ 400 personnes.
Gagelin relate la manière, toujours aussi péjorative, dont les S'aoch sont perçus par la société khmère: « A une journée et demie de Hatien se trouve, sur les montagnes en remontant le golfe du Siam, un peuple très sauvage dont on raconte plusieurs choses extraordinaires. Tout le monde m’assurait que ces sauvages avaient une queue. Je ne fus pas longtemps sans reconnaître la fausseté de cette fable ridicule. Comme il y a près de là dans les bois une espèce de singes fort ressemblant à l’homme… c’est peut-être ce qui a donné lieu à cette fable ». Aux yeux des Khmers, les S'aoch apparaissent donc non seulement comme des êtres inférieurs, réduits à la domesticité, mais aussi comme des hommes sauvages possédant certaines caractéristiques animales...
Cette croyance populaire d'hommes sauvages dotés d'une queue à l'image du singe n'est pas sans évoquer la légende rapportée par l'inspecteur vétérinaire Barbadat dans l'étude qu'il consacre au peuple S'aoch, publiée en 1941. Selon cette légende, les S'aoch seraient les descendants d'un homme et de la reine des gibbons, qui l'avait fait enlever et conduire dans la forêt. Ils eurent trois enfants, un garçon, puis deux filles. Mais l'homme se lassa de cette vie et parvint un jour à échapper au peuple des singes et à s'enfuir avec ses deux enfants aînés. Dépitée, la reine tua le troisième enfant et mourut. L'homme vécut dans un village khmer, mais ses deux enfants ne purent jamais s'habituer à la vie civilisée, lui préférant la vie dans la jungle; ils s'unirent et leurs descendants sont les S'aoch. Cette légende explique également pourquoi on les appelle parfois dans la région "Kuea prei", les inséparables de la forêt.
Enfin, pour clore cette étude des témoignages historiques sur l'ethnie S'aoch, Adhémar Leclère, alors gouverneur de la province de Kampot, fournit dans les années 1890 un texte précieux aujourd'hui car il décrit en détail des traditions désormais disparues, telles que le rituel de la demande en mariage: « Quand un homme désire prendre une jeune fille en mariage, il se procure une marmite ou bien un nœud de bambou, remplit ce vase d’eau très pure et va le déposer dans la case de la jeune fille. Si celle-ci emploie l’eau à son usage personnel, c’est qu’elle accepte le prétendant. Si elle n’emploie pas l’eau, le pauvre n’a qu’à aller porter sa cruche et sa flamme ailleurs ».
Aujourd'hui, il ne reste qu'une centaine de S'aoch qui vivent de manière précaire dans le village de Samrong Leu; certaines des coutumes évoquées dans ces textes anciens ont déjà disparu de leur mémoire mais c'est l'ensemble de leurs traditions qui se trouve menacé d'oubli. Comment en est-on arrivé à cette disparition annoncée et inéluctable d'une culture? Au premier rang des coupables, c'est bien la brutalité politique extrême du régime de Pol Pot qui semble avoir scellé le sort du peuple S'aoch en quelques années entre 1975 et 1979.
La communauté S'aoch sous les Khmers Rouges
Les S’aoch ne sont pas originaires de Samrong Leu, mais de Long lè, un village désormais abandonné où ne subsistent que des traces noircies laissant deviner l'emplacement des anciennes habitations. Souffrant de mépris et d'exclusion sociale depuis le 13e siècle, les S’aoch ne seront pas épargnés par les Khmers Rouges et seront confrontés à un des modèles les plus achevés de brutalité politique. Vivant dans la région des polders, ils seront assignés dans un premier temps à des travaux titanesques tels que la fameuse digue "Pol Pot". Ils se voient également interdire de parler leur langue et souffrent de malnutrition, mais le pire pour cette petite communauté est encore à venir.
Une deuxième période voit en effet la déportation de l'ensemble de la population S’aoch au quatre coins du Cambodge: Ream, Pre Nup, Kompong Spoeu ou plus loin encore, Battambang, Kompong Chhnang... Le village de Long Lè a été complètement vidé de ses habitants, à l'image des villes, et les familles séparées. Le programme de destruction des structures sociales traditionnelles entrepris par les Khmers Rouges eut un effet dévastateur sur les S'aoch, privés de leur langue et dispersés géographiquement. A partir de 1979 et jusqu'en 1980, les survivants commencèrent à revenir, souvent à pieds, dans leur village d’origine, mais il était devenu impossible d’y habiter; isolé, le village avait été envahi par la forêt.
Les derniers membres de la communauté S’aoch décimée se sont donc installés dans le village voisin de Samrong Leu, à majorité khmère, profitant des espaces vacants pour y construire des habitations précaires. La vie telle qu'elle se déroulait à Long Lè n'est plus présente désormais que dans la mémoire des personnes les plus âgées, les seules à se souvenir encore des évènements et des cérémonies traditionnelles qui rythmaient l’existence des S'aoch avant le régime des Khmers Rouges.
Epilogue
La faiblesse numérique de la communauté S'aoch n’ayant pas menacé sa survie durant des siècles, les causes de sa disparition prochaine sont ailleurs. Le mode de vie très autonome des S’aoch s'appuyait sur la maîtrise totale d’un espace, dont le groupe ethnique tirait les moyens de sa subsistance. Privés de cet espace, les S’aoch, qui vivaient à Long Lè en quasi-autarcie, dépendent désormais des Khmers et n'ont d’autre moyen de subsistance à Samrong Leu que de vendre leur force de travail, à condition toutefois de trouver preneur...
Si la connaissance de leur langue est restée intacte chez les personnes âgées, les S'aoch ne la parlent plus qu’en de rares occasions, exclusivement entre eux et jamais en présence d'un Khmer. Deux facteurs expliquent cela: l’interdiction de parler leur langue sous le régime de Pol Pot d'abord, puis le développement dans les années 80 d'un sentiment d’infériorité entraînant, comme souvent dans cette situation, un rejet de ses propres origines, illustré par ce témoignage d'un membre de la communauté: « Les jeunes ne veulent plus entendre parler des S’aoch, ils veulent apprendre à parler et à écrire le khmer pour avoir un travail et bien gagner leur vie, avoir une moto, une voiture, une maison en pierre comme les autres. C’est pourquoi, les jeunes haïssent le mot S’aoch ».
La culture et la langue S'aoch vont ainsi s'effacer progressivement avec la disparition des personnes âgées, les dernières à les connaître encore. Il ne s'agit malheureusement pas d'un cas isolé et des stratégies de sauvegarde existent. Aujourd'hui, seule une description approfondie de la langue et des quelques pratiques culturelles qui demeurent pourrait sauver partiellement ce patrimoine culturel en péril.