Aux frontières du Vietnam, du Cambodge et du Laos vivent différentes minorités ethniques: Mnong, Jaraï, Brao, Tampuon, Phnong... Considérés comme les descendants des premiers occupants de la péninsule indochinoise, leurs origines restent cependant méconnues. A partir du milieu du 19e siècle, ces peuples ont du faire face à de profonds bouleversements, fragilisant les bases mêmes de ces communautés, si bien qu'aujourd'hui, le processus d’acculturation sur le modèle du peuple dominant est très avancé.
Telle est la situation des Mnong du Mondolkiri au nord-est du Cambodge: automobile, télévision, partis politiques, Coca-Cola, administrations, ONG, vendeurs de kramas... ont envahi ces hautes terres autrefois isolées. L'ouvrage de Matthieu Guérin "Des casques blancs sur le Plateau des Herbes" décrit la culture des communautés Biat, un sous groupe des Mnong, entre 1860 et 1940, à travers l'étude de Bu La-Bu Gler, un ensemble de villages situés au sud-ouest de Sen Monorom, actuel chef-lieu du Mondolkiri.
Situation de Bu La et Bu Gler à l'époque de l'Indochine française |
Habitat mnong
Les villages mnong sont constitués de petits hameaux constitués de quelques maisons et distants les uns des autres. Les maisons ne sont pas construites sur pilotis comme celles des Khmers, mais à même le sol en terre battue. Elles sont entourées d'enclos pour les animaux. La porte est étroite et basse, mais différentes ouvertures permettent de ventiler l’intérieur.
Les murs sont en rotin ou en bambou, tandis que le toit est constitué d’une épaisse couche d’herbe-paillotte fixée sur une structure en bois et en bambou. Un couloir central traverse toute l’habitation, dont la largeur dépasse rarement quatre ou cinq mètres, mais qui peut être assez longue. Elle est divisée en compartiments aménagés pour accueillir chaque famille restreinte.
Villageois Mnong, Cambodge, vers 1890 |
Agriculture et élevage
Si les Mnong comme les Khmers cultivent essentiellement le riz, leurs pratiques et leur rapport à l'environnement naturel diffèrent fondamentalement. L’agriculture khmère est basée sur la maîtrise de l'eau: riziculture humide, inondée ou irriguée, dans des champs en eau, maraîchage et cultures commerciales comme le coton le long des berges. A l'inverse, les paysans mnong pratiquent les cultures sèches, l’essartage plus précisément, une forme de culture sur brûlis.
Durant la saison sèche, l’espace qui va être cultivé est débroussaillé. En avril, juste avant les premières pluies, on incendie les abattis pour fertiliser le sol. Les semailles ont lieu aux premières pluies. Les Mnong veillent ensuite sur leurs cultures. Pour cela, ils construisent des cabanes dans des arbres au milieu du champ, ou sur de hauts pilotis, et viennent y vivre, quittant le village principal. Les moissons débutent en juillet avec le maïs et certaines légumineuses et finissent en novembre avec le riz tardif.
Chaque famille est responsable de son essart, mais un système d’entraide existe. Les travaux les plus pénibles, ou les plus urgents, notamment la moisson en cas de risque sur la récolte, peuvent être menés collectivement. Tout le monde participe alors, hommes, femmes, enfants, car il s’agit d’assurer la subsistance du groupe, sa force et sa richesse. Les étapes importantes du calendrier agricole sont marquées par de grandes cérémonies religieuses accompagnées de fêtes.
Outre le riz, les Mnong Biat cultivent le maïs, certaines légumineuses, des plantes tinctoriales, aromatiques ou médicinales, ainsi que le coton, utilisé pour tisser les vêtements. Pour éviter d’épuiser la terre, ils déplacent leurs cultures régulièrement. Certaines parties de la forêt, habitées d’esprits puissants ou réservées à la cueillette, sont préservées. Si le village principal se trouve trop éloigné des champs, alors il est déplacé.
Les Mnong Biat pratiquent aussi l’élevage. Ils possèdent ainsi des buffles, des porcs, de la volaille, quelques chevaux et éléphants. Les buffles, gardés dans un état semi-sauvage, ne participent pas aux travaux agricoles mais sont sacrifiés et mangés lors d’événements importants. Le nombre d’éléphants ou de buffles que possède un Mnong définit sa richesse et son rang.
Chasse et cueillette
Les Mnong tirent presque tout ce dont ils ont besoin de la forêt. Les ethnologues parlent de "civilisation du végétal" pour décrire l’imbrication de la vie humaine dans cet environnement végétal, plus ou moins domestiqué, que l'on croit gouverné par des puissances surnaturelles.
Les Mnong Biat sont entourés par une forêt riche en gibier: bovidés sauvages, sangliers, reptiles, paons... La chasse est ainsi une activité importante des Mnongs, qui utilisent des arbalètes et des arcs dont les flèches peuvent être empoisonnées. Si la chasse se pratique souvent à l’affût, les Mnongs utilisent également différents pièges destinés à différentes proies: oiseaux, rongeurs, cervidés, sangliers... Pour le très gros gibier, comme les éléphants ou le rhinocéros, les chasseurs creusent de grandes fosses camouflées sur leurs lieux de passage présumés.
Les Mnong Biat pratiquent aussi la cueillette, notamment dans l'attente de la récolte de riz, recherchant des tubercules sauvages, des racines et des fruits. Au printemps, ils collectent le miel et la cire des abeilles sauvages.
Langue et religion
Les villageois de Bu La-Bu Gler parlent un dialecte mnong et se reconnaissent une identité commune avec tous ceux qui le parlent. Les Mnong possèdent leur propre littérature orale, comprenant beaucoup de contes, parfois très proches des contes khmers.
Les systèmes religieux khmers et biat présentent de nombreuses similitudes, avec une même croyance dans le pouvoir de génies présents dans la nature, des esprits des morts et des sorciers malfaisants. Par contre, la caractéristique principale de la religion des Mnong biat, à savoir son aspect sacrificiel, ne retrouve pas chez les Khmers. Le lien entre les hommes et les puissances surnaturelles passe par des sacrifices d’animaux, qui ont lieu régulièrement, pour les activités agricoles, la chasse, à chaque événement important...
Mais la principale divergence entre les systèmes religieux des Mnongs et des Khmers à l’époque moderne réside dans l'importance du bouddhisme Theravada au Cambodge alors que les Mnong biat sont restés très proches de leur terroir, de la nature et des génies qui la peuplent.
L'organisation sociale
Les villageois de Bu La, Bu Gler, Bu Teugne, Bu Yok constituent une communauté, qui se fédère en 1891 autour de l’autorité d’un koragn. Les koragn sont choisis pour leur connaissance et leur compréhension du monde mnong, ses techniques de chasse ou de culture, les lois coutumières héritées des ancêtres, les esprits, la forêt…
Si le koragn est avant tout un médiateur qui règle les conflits entre membres de la communauté, il est aussi chef de guerre et représente la communauté à l’extérieur. Il est le porte-parole des villageois. Même s'il prend seul les décisions. le koragn se doit de consulter les autres membres de la communauté, notamment le guérisseur, qui a accès au monde des esprits et possède donc des pouvoirs surnaturels.
Le guérisseur intervient en cas maladie ou de problèmes inexplicables. Après avoir identifié la cause du mal, il détermine les actions appropriées. La connaissance des plantes médicinales lui permet de soulager certaines souffrances. Il peut acquérir une solide réputation suite à des guérisons ou en résolvant des problèmes délicats. Il peut alors devenir un opposant au koragn... ou devenir lui-même koragn.
La guerre et la justice
La plupart des guerres sont dues à des litiges entre villages, qui peuvent durer des années. La guerre se décide en conseil et se pratique sous forme d’attaques très rapides. En quelques minutes, les biens précieux sont volés, des captifs destinés à être vendus en esclavage ou à servir d’otages sont enlevés, les hommes qui résistent sont tués, et parfois les maisons incendiées.
Après une expédition guerrière, le village agresseur se prépare aux représailles en fortifiant ses abords à l'aide d’arbres coupés et d’épineux, dans lesquels des pièges de chasse sont dissimulés. Des lancettes de bambous peuvent également être dispersées. Une sortie est souvent aménagée à l’arrière, au cas où il faudrait prendre la fuite. Si les opérations elles-mêmes sont courtes, la guerre nécessite cependant une activité importante de toute la communauté.
La justice des Biat est basée sur un ensemble de lois coutumières qui se transmettent oralement. Elle est fondée sur le principe de la réparation: le coupable doit réparer son action et dédommager la victime. Les troubles peuvent être réglés directement par les protagonistes ou nécessiter l’intervention du koragn, voire de toute la communauté. Car l’ordre n’est pas vu seulement comme la paix dans le village, mais aussi comme le maintien d’une harmonie entre les hommes et les forces surnaturelles présentes dans la nature. Rompre cet équilibre, c’est donc mettre le groupe en danger et tout le monde est alors concerné.