« Depuis mon premier film, je ne cesse de remonter la piste qui mène au coeur de la même question qui a bouleversé mon existence et surtout celle de mon pays: pourquoi ?»
Rithy Panh
Pourquoi la faim, la souffrance, les morts...? Comprendre et témoigner de ces longues années où le Cambodge sombre dans la folie criminelle de Pol Pot, où les écoles et les pagodes deviennent des lieux de torture et d'exécution, où tout ce qui fonde l'humanité même a été aboli, éducation, culture, religion, famille: toute la vie et l'œuvre du cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh sont profondément marquées par le génocide des Khmers rouges entre 1975 et 1979.
De nombreux documents cinématographiques ou photographiques ont été retrouvés sur les camps de concentration et les massacres nazis, mais c'est un "génocide sans images", selon l'expression de Serge Daney, qui a eu lieu au Cambodge. Sans ces images, ce qui s'est passé durant ces années sombres menace de tomber dans l'oubli. Face à ce vide, les films de Rithy Panh sont une quête, la recherche de ces images manquantes, ils sont imprégnés du travail de mémoire, des témoignages et de la douleur des survivants. Les paroles des victimes et des bourreaux racontent l'horreur, décrivent les scènes, les gestes, les rejouent, des figurines et des décors font revivre le passé, les images naissent.
Survivant du régime des Khmers rouges, Rithy Panh se sent investi d'une mission, et d'un devoir envers les victimes: témoigner de ce génocide pour ne pas qu'il puisse s'effacer, en comprendre les raisons, en décrire les mécanismes... Un homme ne devrait pas voir certaines choses, mais s'il les voit, alors il doit les raconter. Au delà de cette responsabilité de préserver une mémoire, le réalisateur tente également à travers ses films de retrouver la culture cambodgienne, la préserver et la transmettre, expliquant qu'«il s'agit pour le peuple cambodgien de se réapproprier son identité et ses racines ».
Né en 1964 à Phnom-Penh, Rithy Panh a onze ans lorsque Pol Pot arrive au pouvoir. Rescapé des camps de travail des Khmers rouges dans lesquels il perdit ses parents et une partie de sa famille, il arrive en 1979 au camp de réfugiés de Mairut en Thaïlande avant de rejoindre la France l'année suivante. Après une période où il rejette tout ce qui pourrait lui rappeler le génocide, jusqu'à sa langue maternelle, et cherche à être «le plus loin possible de son passé», il choisit de l'affronter et décide de se consacrer à un travail de mémoire à travers le cinéma. Il abandonne alors ses études de menuiserie et s'inscrit alors à l'Institut des hautes études cinématographiques.
Site 2
A sa sortie de l'institut des hautes études cinématographiques, Rithy Panh signe en 1989 son premier documentaire, "Site 2", centré sur les camps de réfugiés cambodgiens en Thaïlande, où des centaines de milliers de personnes vivaient dans des conditions précaires. Site 2 était l’un de ces camps et 180 000 réfugiés y vivaient sur une surface de 5,6 km2, dont le cinéaste délimite clairement le contour lors de longs travellings. Il y filme la vie quotidienne, tout ce qui permet de garder une certaine dignité humaine et de survivre dans un tel contexte: la prière, la toilette, le ravitaillement, « les détails, les gestes quotidiens, toutes les petites résistances sans lesquelles l’être humain devient une bête en cage, car c’est cela, un camp de réfugiés ».
Dans les dédales du camp, le réalisateur découvre une femme, Yim Om, passée de camp en camp avec ses enfants et son mari. Cette mère, écrit-il, «s 'est vraiment imposée». Elle lui parle de sa solitude extrême face à sa douleur de survivante, de la vulnérabilité quotidienne des réfugiés, de son attachement à la rizière qu'elle a dû abandonner. La figure de la femme cambodgienne, qui «a vécu des choses terribles» et qui est en même temps «porteuse de vie et d'espoir», ainsi que celle de la rizière, représentation de l'âme nourricière, ne quitteront plus le cinéma de Rithy Panh.
Ce qui frappe dans la forme de ce premier documentaire, c'est l'absence de la parole de l'intervieweur. Rithy Panh privilégie l'écoute et la mise en valeur de la parole du témoin, ici celle de Yim Om. Dans "Site 2", le cinéaste définit également la place de la caméra qui sera la règle éthique de tout ce qu'il fera ensuite: faire corps avec les personnages sans effets dramatiques et esthétiques. Le succès de ce premier film, remarqué dans de nombreux festivals, lui ouvrira les portes de certains commanditaires dont les chaînes de télévision Arte et Canal+.
Dans les dédales du camp, le réalisateur découvre une femme, Yim Om, passée de camp en camp avec ses enfants et son mari. Cette mère, écrit-il, «s 'est vraiment imposée». Elle lui parle de sa solitude extrême face à sa douleur de survivante, de la vulnérabilité quotidienne des réfugiés, de son attachement à la rizière qu'elle a dû abandonner. La figure de la femme cambodgienne, qui «a vécu des choses terribles» et qui est en même temps «porteuse de vie et d'espoir», ainsi que celle de la rizière, représentation de l'âme nourricière, ne quitteront plus le cinéma de Rithy Panh.
Ce qui frappe dans la forme de ce premier documentaire, c'est l'absence de la parole de l'intervieweur. Rithy Panh privilégie l'écoute et la mise en valeur de la parole du témoin, ici celle de Yim Om. Dans "Site 2", le cinéaste définit également la place de la caméra qui sera la règle éthique de tout ce qu'il fera ensuite: faire corps avec les personnages sans effets dramatiques et esthétiques. Le succès de ce premier film, remarqué dans de nombreux festivals, lui ouvrira les portes de certains commanditaires dont les chaînes de télévision Arte et Canal+.
Les Gens de la rizière
Après d’autres documentaires, Rithy Panh tourne son premier long métrage de fiction, "Les Gens de la rizière", adapté du roman "Le riz" de l'écrivain malais Shanon Ahmad. Ce film raconte l’histoire d’une famille pauvre qui cherche à survivre avec ses sept enfants. Les événements qu'il présente sont ceux que vivent les paysans: semer, cultiver, récolter... Rithy Panh nous montre la vie de ces paysans comme une lutte quotidienne: ils doivent sans cesse satisfaire aux exigences de la terre, affronter les intempéries, les maladies, les animaux. Entièrement tourné au Cambodge avec des acteurs amateurs, le film a la rigueur d'un documentaire et enregistre avec une extrême précision gestes, traditions, croyances. L'héroïne porte le même nom, Yim Om, que la paysanne du camp de réfugiés dans "Site 2": la fiction se nourrit ici du documentaire et n'a d'autre but que de dévoiler la réalité, celle d'un Cambodge rural où l'essentiel est de mener à bien la récolte.
La culture du riz rythme ainsi la vie de la famille mais l'équilibre est fragile. Le père, Vong Poeuv, a peur que la récolte ne soit pas suffisante pour subvenir aux besoins de son foyer. Un incident banal survient, et le cycle de vie se transforme en tragédie. Vong Poeuv se plante une épine dans le pied, la blessure s'infecte, et, après avoir été longtemps alité, il meurt. La mère, Yim Om, se retrouve seule avec ses filles pour la récolte du riz. Elles doivent faire face aux intempéries, à une invasion de crabes... Yim Om ne supporte pas la pression de se retrouver à la tête de la famille et n’a pas la force de s’occuper de la rizière. Face à tous ces malheurs, elle sombre dans l’alcoolisme, le jeu et la folie.
Cette fiction réhabilite la société paysanne cambodgienne que les dirigeants Khmers rouges, en partie des citadins issus de la bourgeoisie, se sont appropriée: « Ils ont volé la misère des paysans cambodgiens et même leurs rêves, pour en faire une révolution, pour servir leur révolution ».
S21, la machine de mort Khmère rouge
Une nouvelle étape dans la notoriété sera franchie en 2002 avec la sortie de "S21, La machine de mort Khmère rouge", primé à Cannes en 2003. Dans ce film, Rithy Panh confronte les trois rescapés du centre de détention S21 à leurs bourreaux d'alors. Situé dans un ancien lycée au cœur de Phnom-Penh, S21 était le principal "bureau de la sécurité" sous les Khmers rouges. Les opposants supposés au régime y étaient enfermés sur des motifs aberrants et l’interrogatoire y était pratiqué avec une violence inimaginable: tous en étaient réduits à avouer des fautes qu’ils n’avaient pas commises ou à inventer des mobiles absurdes pour dénoncer des gens qui n’avaient rien fait. Entre 1975 et 1979, près de 17 000 Cambodgiens y ont été torturés et exécutés. A la chute du régime, il n’y avait plus que sept survivants et au moment du tournage, seuls trois d’entre eux étaient encore en vie, dont deux reviennent vingt-cinq ans plus tard témoigner, lors d'une confrontation avec leurs bourreaux.
A travers ce film, le cinéaste souhaitait redonner une image et des mots à un passé enfoui et douloureux. Intéressé par le fait que le corps humain intègre certains gestes au point qu’ils deviennent des automatismes, Rithy Panh choisit de faire revivre le déroulement précis des actes de routine qui se déroulaient chaque jour dans cette prison. Les bourreaux rejouent précisément leurs gestes quotidiens et les survivants narrent en détail leurs souffrances et le déroulement des interrogatoires. Entre ces scènes de reconstitution, Rithy Panh juxtapose quelques lectures des registres d’interrogatoires, accompagnées de photos d’archives. Le peintre Vann Nath, l'un des deux survivants, un homme au regard dénué de haine et au phrasé calme, s’impose comme une sorte de guide, cherchant à comprendre, à questionner, à réfléchir.
Les Artistes du théâtre brûlé
En 2005, Rithy Panh revient à Cannes avec 'Les Artistes du théâtre brûlé'. Il y poursuit son travail de mémoire visant à construire une image et une représentation du Cambodge sous le régime des Khmers rouges, qui dévasta le pays, tortura et assassina, mais entreprit également la destruction délibérée de la culture, ennemie de toutes les dictatures. C’est dans les ruines de l’ancien Théâtre national, victime d’un incendie, que le cinéaste a posé sa caméra, filmant une troupe cambodgienne qui s’acharne à répéter dans des conditions précaires contre vents et marées, au milieu des décombres et du vacarme des bulldozers construisant un casino à côté du théâtre en ruine. Ni la guerre, ni les privations, ni les souvenirs douloureux n’ont entamé la foi de ces acteurs et metteurs en scène, pour qui la culture est un acte de survie, une nécessité.
Le centre Bophana
Au coeur de Phnom Penh, la "Maison blanche", joyau du patrimoine architectural cambodgien, abrite depuis 2006 le Centre Bophana, "lieu de recherche audiovisuelle" créé à l'initiative de Rithy Panh et de Leu Pannakar, ancien directeur du Centre du cinéma cambodgien. Le centre est dédié à la reconstitution de la mémoire nationale. Son premier objectif est de remédier à la dispersion des archives audiovisuelles et d’en assurer la sauvegarde. Le Centre collecte ainsi, au Cambodge et de par le monde, ce qu'il reste des archives audiovisuelles du Cambodge:
« Notre ambition est de récolter, image après image, bribes de vie et éclats de voix. Pour tenter de comprendre, tenter de donner un nom, une âme, un visage, une voix à ceux qui en ont été privés. Rendre aux victimes d’une histoire meurtrière leur destin et leur mémoire. Retrouver la liberté de parole en intégrant la réflexion sur le passé à la construction du présent, afin de sortir de la tragédie et commencer à inventer le futur.»
Le papier ne peut pas envelopper la braise
FIPA d'or du documentaire 2007, ce film s'inscrit dans la démarche ouverte par Rithy Pan en 1989 avec Site 2 comme un nouveau volet de sa fresque sur l'état de la société au Cambodge. Au cœur de Phnom-Penh, des prostituées vivent dans un immense bloc de béton aux murs décrépits, entourées de mères, soeurs, frères et enfants dont elles assurent la survie. Ces filles sont celles de la génération des enfants élevés dans les camps de réfugiés. Elles racontent leur histoire. Traitées comme des bêtes par leurs clients, exploitées par leur maquerelle, méprisées, elles pleurent et s'interrogent sur certaines valeurs: solidarité, entraide, amitié, amour, justice. Rithy Panh redonne une dignité à ces femmes. Il ne les filme pas dans les bars ou les chambres sordides, mais chez elles, en sari, cuisinant crabe et poisson.
Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer
Rithy Panh replonge en 2012 dans le douloureux souvenir du génocide cambodgien avec "Duch, Le Maître des Forges de l’Enfer". Le film est axé sur la personnalité de Kaing Guek Eav, dit "Duch", enseignant en mathématique respecté de ses élèves, devenu membre du parti Khmer rouge puis directeur de la prison de Tuol Sleng. Le film est le résultat d'un entretien de plusieurs jours du cinéaste avec l'ancien tortionnaire dans sa prison. Désireux de laisser s'exprimer Duch qui n'avait pas eu son mot à dire lors du premier film, Rithy Panh lui a ici laissé carte blanche pour expliquer ses actes. Focalisé sur la parole de l'ex-Khmer rouge, le documentaire permet aussi de comprendre les rouages du parti dirigé par Pol Pot et le mode de fonctionnement du centre d'interrogatoires S21.
Fidèle aux Khmers rouges jusqu’au début des années 1990, Duch est ensuite redevenu enseignant. En 1999, il est reconnu par un journaliste dans un village cambodgien et arrêté par les autorités militaires. En 2009, Duch est le premier dirigeant Khmer rouge à comparaître devant une cour de justice internationale. Condamné à 35 ans de prison, il fera appel de sa décision. C’est dans l’attente d'un nouveau jugement que Rithy Panh le filme dans sa prison et recueille son témoignage que le réalisateur met en parallèle avec des documents d’époque, images d’archives, photos, reconstitution, témoignages... La Chambre de la Cour suprême a depuis confirmé la déclaration de culpabilité de Duch et l’a condamné à une peine de réclusion à perpétuité.
