Le monde d'après commence avec la prise de Phnom-Penh par les Khmers Rouges en 1975, la déportation de tous ses habitants comme ceux des autres villes du Cambodge, l'abolition de tout ce qui fondait cette société et l'humanité. Au début du film, on voit par exemple comment les familles déportées sont très rapidement séparées, les individus isolés et privés de tous leurs effets personnels, leurs repères, seuls, absolument seuls, dans un monde paranoïaque où l'autre devient une menace potentielle.
Images de propagande et images manquantes
Les images qui ne manquent pas, ce sont les images de la propagande khmère rouge, le seul endroit où la société pure et la révolution promises par Pol Pot existent réellement, ces images que Rithy Panh compare à un tableau tant elles sont construites. De pures images, représentations d'une idéologie qui se traduit en réalité par une des pires tragédies du 20ème siècle. Mais cette réalité, elle, n'a pas d'images. Ces images manquantes, de la déportation, des camps, Rithy Panh les recrée à travers des figurines d'argiles sculptées et peintes, des maquettes, qui s'animent et prennent vie sous l'oeil de la caméra.
Le narrateur de cette histoire, c'est Rithy Panh, alors enfant. Ces figurines et son récit nous font revivre le Phnom-Penh d'avant, et le monde d'après, les travaux forcés, la faim, où les hommes mangent des lézards ou des rats, ne possèdent plus rien si ce n'est une cuillère et un habit noir. Sous Pol Pot, la seule possession et la seule liberté qu'il reste au nouveau peuple, les millions de Cambodgiens issus des villes, ce sont des souvenirs, des pensées, des rêves, qui ressurgissent ainsi parfois au long du film dans l'esprit de Rithy Panh enfant.
Des figurines pour revivre le passé
Comment témoigner de ces années sans images et de ce passé qui n'existe que dans les mémoires individuelles? Par un dispositif singulier, de petites figurines d'argile, des maquettes, Rithy Panh montre une nouvelle fois sa capacité à inventer de nouvelles formes pour le cinéma documentaire, qui se teinte ici d'autobiographie. Le réalisateur nous plonge au coeur de la tragédie, nous fait revivre ces scènes vécues, le quotidien d'un enfant du peuple nouveau sous le régime des Khmers rouges.
Le cinéma rend ici palpable un monde qui n'a plus grand chose d'humain, un monde dont l'horreur dépasse l'imagination mais que Rithy Panh, par ce nouveau film et les autres, inscrit de manière définitive dans l'histoire, pour que l'on n'oublie jamais ce qui s'est passé au Cambodge. L'image manquante témoigne également du statut de survivant, du sentiment de culpabilité, de la volonté d'oublier à la recherche des souvenirs, de tout ce qui a été perdu, volé.
Pour ne jamais oublier
A la fin du film, Rithy Panh explique qu'il n'a pas trouvé l'image manquante, mais il nous en a données beaucoup. L'image qui me choque, que j'aimerais effacer, détruire, brûler, pour qu'elle n'ait jamais existé, c'est ce sourire gravé sur le visage de Pol Pot, plein d'assurance, le même sourire aux dents blanches sur toutes les images de Pol Pot, qu'on croirait sorties d'une publicité pour un dentifrice, alors que tout un peuple agonise.
On y retrouve la même indécence, la même répugnance que dans les images actuelles transmises par les médias de Bachar Al Assad souriant, décontracté, qui surgissent au gré des montages parmi les ruines, les morts, les pleurs..., confrontant directement et brutalement la réalité vécue à la fiction de la communication. Ainsi, au delà du génocide cambodgien, le cinéma de Rithy Panh prend une valeur universelle et essentielle, une piqûre de rappel nécessaire contre tous les régimes totalitaires, les oppresseurs et les dictateurs de tous bords.